17/11/2016
Paul Celan, La rose de personne, traduction Martine Broda
Gel, Eden
Il y a un pays : Perdu,
où pousse une lune dans le roseau,
mort de froid avec nous,
Il rayonne autour et voit.
Il voit, alors il a des yeux,
qui sont de claires terres.
La nuit, la luit, l’alcali.
Il voit, l’enfant-œil.
Il voit, il voit, nous voyons,
je te vois, tu vois.
Le gel ressuscitera
avant que l’heure se ferme.
Paul Celan, La rose de personne, traduction
Martine Broda, Le Nouveau Commerce,
1979, p 37.
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21/09/2016
Paul Celan, Renverse du souffle
L’Écrit se creuse, le
Parlé, vert marin,
brûle dans les baies,
dans les noms,
liquéfiés
les marsouins fusent,
dans le nulle part éternisé, ici,
dans la mémoire des cloches
trop bruyantes à — mais où donc ?,
qui,
dans ce
rectangle d’ombres,
s’ébroue, qui
sous lui
scintille un peu, scintille, scintille ?
Paul Celan, Renverse du souffle, traduit
de l’allemand et annoté par Jean-Pierre
Lefebvre, Seuil, 2003, p. 83.
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14/05/2016
Paul Celan, René Char, Correspondance 1954-1968 : recension
Bertrand Badiou a déjà publié la correspondance de Paul Celan avec son épouse et celle avec Ingerborg Bachmann*. Sa connaissance de l’œuvre et des études à son propos, nombreuses depuis deux décennies, aboutissent à une édition exemplaire. Aux lettres (dont 3 de Celan non envoyées) et billets, cartes postales, envois de livres, de plaquettes et de traductions, s’ajoutent des lettres entre René Char et Gisèle Celan-Lestrange avant et après le suicide de Celan, d’autres concernant l’internement de Celan. La plupart des lettres sont elliptiques ou portent sur des événements que le lecteur n’a pas en mémoire (par exemple, l’affaire Goll), et les livrer sans rétablir leur contexte risquait de les rendre illisibles : toutes les données nécessaires à la compréhension des échanges sont réunies ; les notes, indispensables, sont abondantes, les références précises. L’édition des lettres est complétée par une chronologie, divers documents, un index, une bibliographie des sources.
Dans sa préface, Bertrand Badiou compare le « poète du maquis de Provence » et « le poète juif d’Europe centrale », relevant entre eux une série de points communs. Retenons que « Char et Celan ont trempé pour toujours leur parole dans [leur] vécu. Une parole qui devait assumer sa part obscure, issue des méandres et des gouffres du siècle » ; retenons aussi que les femmes ont eu une place « considérable dans leur vie, comme dans leur poésie. » Il y eut cependant un décalage de taille entre eux. Ainsi Celan, qui connaissait l’œuvre de Heidegger dans le texte, a pris beaucoup de recul quand il a compris que le philosophe ne regrettait rien de son passé nazi, alors que Char conserva toujours une admiration sans mélange. Par ailleurs, si Celan lisait Char, qu’il a traduit en allemand (notamment Feuillets d’Hypnos), Char n’a connu la poésie de Celan qu’à travers quelques traductions.
C’est Celan, lecteur de Char, qui écrit en 1954 pour une rencontre (« Je retrouve, en vous adressant ces lignes, tout l’espoir angoissé qui préside à mes rares rencontres avec la Poésie », 21/7/54), demande plus que bien accueillie. Il y eut de nombreuses périodes de silences, dus en partie pour Celan aux difficultés qu’il avait à écrire, mais pendant plusieurs années leur proximité fut réelle ; par exemple, on ignore ce que Celan a appris à Char en 1955, mais la réponse témoigne d’une sympathie profonde : « Je ne sais pas partager avec un ami son mal-être, son chagrin […] je ne sais pas lui montrer à l’aide de la parole trop peu précise et balsamique que je le comprends. » (29/4/55 ; souligné par Char). Ce qui a provoqué d’abord une distance entre eux vient de l’affaire Goll ; Claire Goll menait depuis 1953 une campagne diffamatoire, accusant Celan d’avoir plagié son mari Yvan Goll, campagne dénoncée par poètes et critiques mais qui, malgré tous les soutiens qui lui étaient prodigués, atteignait fortement l’équilibre de Celan — son ami Jean-Pierre Wilhelm lui écrivait en 1956 « Je ne pense que cette veuve abusive [=Claire Goll] puisse vous faire beaucoup de mal. Elle est ‘’brûlée’’ partout, détestée ». Char, ne mesurant pas du tout l’effet des calomnies, les a mises en parallèle avec une querelle sans portée qu’il avait avec un universitaire à propos d’une édition de Rimbaud, ce que Celan ne pouvait accepter.
Aucune trace n’est restée des motifs d’une rupture survenue en 1958, au moins pour Celan ; ne demeurent que des notes à propos de Char, prises à la suite d’une conversation téléphonique : « une vanité grandissante, un discours toujours plus indigent qui se répète ». Plus tard, Celan a écarté Char de sa vie par ces mots : « Confirmation de ma première impression — plus tard remise en question eu égard à l’homme — poésie douteuse » (journal inédit, 4/1265, cité p. 21). Dans une lettre à Ingeborg Bachmann, en mars 1959, il dénonçait l’attitude de Char, (« Le mensonge et l’ignominie »), et dans une autre à Char après la mort de Camus, mais qu’il n’a pas envoyée, il écrivait : « vous avez su nous [= PC et Gisèle Celan-Lestrange] faire mal à la légère, vous nous avez peiné » (6/1/60). Enfin, dans son journal (tenu par son épouse), Celan note en mars 1961, « On ne peut pas compter sur lui. » La correspondance devient ensuite plus rare, composée surtout d’envois de livres, et cet éloignement n’a pas donné lieu à des explications entre les deux hommes. Cependant, Char est intervenu efficacement en 1966 pour améliorer l’internement de Celan et lui écrira à sa sortie de l’hôpital. Après le suicide de son mari, Gisèle Celan-Lestrange poursuivra la correspondance avec Char ; j’en retiens cette phrase d’une lettre, qui pourrait s’appliquer à bien d’autres poètes : « La poésie [de Celan] que si souvent j’ai envie de refuser, je refuse à cause de son savoir si lucide jusqu’à l’insupportable. » (22/7/70).
Cette édition permet d’approfondir la connaissance de Celan et il faut espérer la publication, avec le même souci de rigueur, d’autres correspondances disponibles en allemand, en même temps que la poursuite des traductions de la poésie.
_________________________________
* Paul Celan, Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance (1951-1970), éditée et commentée par B. Badiou avec le concours d’Éric Celan, 2 vol. Seuil 2001 ; Ingeborg Bachmann, Paul Celan, Le Temps du cœur, Correspondance (1948-1967), éd. B. Badiou, H. Höller, A. Stoll et R. Wiedemann, trad. de l’allemand B. Badiou, Seuil, 2011.
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Paul Celan, René Char, Correspondance 1954-1968, Gallimard, 2015.
Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 27 avril 2016
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27/03/2016
Jean Daive, Paul Celan, les jours et les nuits : recension
La poésie de Celan et sa correspondance sont maintenant, pour une grande partie, disponibles en français et, en France, de nombreux travaux ces vingt dernières années ont exploré différents aspects de l’œuvre — on pense notamment aux livres majeurs de Jean Bollack, aux études de Martine Broda, Alain Suied, Jacques Derrida, Yves Bonnefoy et, récemment, de John. J. Jackson et Stéphane Mosès. Jean Daive a déjà écrit autour de ses relations avec Celan (Sous la coupole, P.O.L, 1996) ; ce dernier livre réunit des textes de dimensions inégales — entretiens, essais, conférence, souvenirs — et qui portent sur des sujets variés : la vie de Celan, ses traductions, ses réflexions sur la poésie, le lien avec Ghérasim Luca, l’affaire Goll. Livre hétérogène donc, qui vise à rappeler ce que furent les activités de Celan et à aborder divers aspects de sa personnalité. C’est aussi le propos de Werner Hamacher, grand lecteur de Celan, qui analyse une partie du texte de Daive, mais il faudrait une chronique entière pour rendre comte de ces ‘’suggestions’’ d’une bonne cinquantaine de pages.
Jean Daive a connu Celan jusqu’à sa disparition en 1970 ; il a traduit ses poèmes (« La traduction de « Strette » côte à côte au Royal Panthéon. À sa droite », Sous la coupole, p. 17) et, encore avec lui, quelques-uns du poète allemand Johannes Poethen pour la revue L’Éphémère, republiés ici avec le texte original. Il a passé beaucoup de temps dans le bureau de Celan à l’École normale de la rue d’Ulm, en promenades et conversations « sous les marronniers de l’avenue des Gobelins ». Il a choisi d’ouvrir le livre en reprenant un entretien avec Bernard Böschentein qui, spécialiste de Hölderlin, a été un familier de Celan : c’est donner un autre regard sur le poète, qui complète son expérience.
Dans le portrait très construit que donne Jean Daive est mise en relief la complexité du poète.
On en saisit un aspect dans un chapitre consacré à Ghérasim Luca ; les deux poètes étaient proches, notamment parce que pour eux « une langue se dématérialise, se décompose et la poésie se réalise comme au travers d’un fantôme syllabique qui en serait le titre ». La décomposition donne les moyens, comme l’analyse Bernard Böschentein, « de refaire à partir de zéro une langue qui est d’abord faite d’intervalles, faite de pauses, faite de césures, faite de silences ». La réflexion sur la langue a son accomplissement dans le travail de traduction, essentiel dans la vie de Celan — « véritable combat contre la mort », selon Jean Daive — ; la liste de ses traductions, complètes ou partielles, est impressionnante, des quelques strophes de ‘’La Chanson du mal aimé’’ à Ungaretti, Mandelstam, du Bouchet et Daive, des sonnets de Shakespeare à Michaux. Et Rimbaud ; pour ‘’Le Bateau ivre’’, il s’agissait non d’écrire un équivalent en allemand mais de créer une œuvre originale : hanté qu’il était par l’image de l’abîme, celui où ont disparu les morts des camps nazis, la traduction « métamorphose l’idée du voyage en pensée de la déportation et rend la vérité rimbaldienne (la descente aux enfers) apocryphe. » Pour lui le poème, toujours, « est mémoire ou proximité de l’abîme » et c’est parce qu’il a cette importance que l’ « affaire Goll » a été une épreuve qu’il n’a pu surmonter.
Après la mort en 1950 du poète Yvan Goll, Claire Goll accusa Celan d’avoir plagié son époux et mena une campagne violente contre lui, alors que le recueil publié par Celan reprenait des poèmes qu’il avait édités en 1948, donc avant de connaître le couple — elle avait introduit dans une édition posthume de Yvan Goll des fragments empruntés à ce recueil. En Allemagne, l’antisémitisme toujours bien vivant s’empara de ces mensonges, bien que le trucage ait été mis au jour et la vérité rétablie par des amis du poète, d’abord par Peter Szondi. C’est l’engrenage : Celan a refusé de minimiser l’affaire, Claire Goll représentant alors pour lui toute l’hostilité du monde, et il a longtemps multiplié les lettres(1) sur l’’’Affaire’’, cherchant sans cesse des appuis et à susciter des pétitions en sa faveur. Il lui fallait l’impossible : que son innocence soit reconnue partout et clamée, l’Affaire rejoignant « une somme de culpabilité, décisive et tragique ».
Cette extrême difficulté à vivre les attaques calomnieuses de Claire Goll ont contribué à ruiner un équilibre précaire, le souvenir des camps toujours vivant, la tentation de se donner la mort toujours présente : jusqu’à proposer à son épouse de mourir ensemble. Car comment être là ? Daive rapporte le goût qu’avait Celan pour le cirque, c’est-à-dire pour l’activité de ces nomades jamais installés, fixés dans un lieu, lui-même ne voulant pas « être l’habitant et le représentant d’un pays spécifique ». Comment vivre le présent, quand on vit « la souffrance au jour le jour » ? Ingeborg Bachmann a relaté dans un roman autobiographique, Malina, sa relation, d’une certaine manière impossible, avec Celan, qui avait « l’art ou la stratégie de provoquer les circonstances conflictuelles où le pardon joue un rôle actif. »
On n’a fait qu’aborder ce livre témoin d’une amitié vraie. Daive analyse de manière aiguë aussi bien la complexité de la relation de Celan avec son épouse, Gisèle Lestrange, que le déroulement et le sens des attaques de Claire Goll et la place du Méridien dans l’œuvre. Vingt ans après Sous la coupole, il donne un portrait chaleureux et vivant.
- On lira par exemple une lettre de 1962 de Celan à René Char sur l’affaire Goll, dans Paul Celan, René Char Correspondance, 1954-1968, édition établie, présentée et annotée par Bernard Badiou, Gallimard, 2015, p. 138-145.
Jean Daive, Paul Celan, les jours et les nuits, suivi de Suggestions, par Werner Hamacher, NOUS, 216 p., 20 €. Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 16 mars 2016.
Le n° 4 des Carnets d'eucharis, organisé par Nathalie Riera, outre un hommage à Charles Racine, publie un ensemble de portraits d'écrivains.
J'ai proposé un portrait de Jean-Luc Sarré et conduit un entretien avec Claude Chambard.
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26/02/2016
Jean Daive, Paul Celan, les jours et les nuits
Ghérasim Luca
Ghérasim Luca avait une place [dans le monde]. Il occupait une place et il le savait. Nous nous étions rencontrés à Oslo en mai 1985, à l’occasion du premier Festival international de poésie et la dernière soirée se déroulait au Théâtre Royal où chaque poète était invité à lire pendant quelques minutes.
Apparaît Ghérasim Luca, vrai spectre passif, habillé en noir, d’une pâleur et d’une maigreur effrayantes. Il traverse la scène, se positionne. C’est un corps tout entier qui serre un livre contre la poitrine. Le livre fait corps. Pendant toute la lecture de Passionnément, Ghérasim Luca roule, enroule, déroule le livre en le pressant contre soi. Il l’ouvre très près des yeux, très près du visage. Le regard est noir d’une intensité qui impressionne. Le bégaiement, c’est-à-dire la répétition d’une même syllabe, le silence qu’il maintient autour d’elle et des mots, tout conduit à une dramatisation palpitante voire ahurissante. La lecture achevée, le silence écrase littéralement la salle, puis le public sous le choc se lève, ovationne, applaudit à tout rompre, gagne la scène, ce n’est pas un tumulte, c’est une émeute. Je veux écrire le mot « gentiment » : Ghérasim Luca sourit « gentiment ». Puis il s’en va, disparaît, soulevé par une légèreté extrême.
Jean Daive, Paul Celan, les jours et les nuits, NOUS, 2016, p. 120.
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03/12/2015
Paul Celan, Enclos du temps, traduction Martine Broda
Viens, explique le monde à ton aune,
viens, laisse-moi vous combler
de toute opinion,
je ne fais qu’un avec toi,
pour nous capturer,
même maintenant.
Komm, leg die Welt aus mit dir,
komm, laß mich euch zuschütten mit
allem Meinen,
Eins mit dir bin ich,
uns zu erbeuten,
auch jezt.
Paul Celan, Enclos du temps, traduit par
Martine Broda, Clivages, 1985, np.
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26/10/2015
Paul Celan, Grille de parole (traduction Martine Broda)
Un œil ouvert
Heures, couleur mai, fraîches.
Ce qui n’est plus à nommer, brûlant,
audible dans la bouche.
Voix de personne, à nouveau.
Profondeur douloureuse de la prunelle :
la paupière
ne barre pas la route, le cil
ne compte pas ce qui entre.
Une larme, à demi,
lentille plus aiguë, mobile,
capte pour toi les images.
Paul Celan, Grille de parole, traduction
Martine Broda, 1991, p. 75.
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22/12/2014
Paul Celan, La rose de personne, traduction Martine Broda
Erratique
Les soirs se creusent
sous ton œil. Recueillies
avec la lèvre, des syllabes — beau
cercle en silence —
guident l’étoile qui rampe
vers leur centre. La pierre,
autrefois proche des tempes, ici s’ouvre :
auprès de tous
les soleils
dispersés, âme,
tu étais, dans l’éther.
Erratisch
Die Abende graben sich dir
unters Aug. Mit der Lippe auf-
gesammelte Silben — schönes,
lautloses Rund
helfen dem Kriechstern
in ihre Mitte. Der Stein,
schläfennah einst, tut sich hier auf :
bei allen
versprengten
sonnen, Seele,
warst du, im Äther.
Paul Celan, La rose de personne, traduction
Martine Broda, Le Nouveau Commerce,
1979, p. 56-57
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20/07/2014
Guennadi Aïgui, Dernier ravin
Dernier ravin
(Paul Celan)
à Martine Broda
Je monte ;
ainsi, en marche,
un temple
se construit.
Vent de fraternité, — et nous, en ce nuage :
moi (et un mot inconnu,
comme hors de mon esprit) et l’armoise (cette amertume inquiète
qui près de moi m’enfonce
ce mot)
armoise.
Argile,
sœur.
Et, de tous les sens, le seul étant, inutile-essentiel,
là (dans ces mottes tuées),
comme un nom inutile. Ce
mot-là me tachant, lorsque je monte
dans la très simple (comme un feu) illumination,
pour se marquer — marque dernière au lieu
de la cime ; elle —
vide (tout est déjà donné)
visage : comme un lieu sans-douleur
dans un surplomb — un au-dessus l’armoise
(…
Et
la forme
resta
inaperçue
…)
et le nuage :
plus aveugle qu’acier (une-arme-non-visage)
le fond — inerte ; la lumière
comme jaillie d’une pierre béante.
Toujours plus
haut.
Guennadi Aïgui, Hors-commerce Aïgui, textes réunis et traduits par André Markowicz, Le Nouveau Commerce, 1993, p. 99-100.
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12/01/2014
Paul Celan, Pavot et mémoire,
En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan
Louange du lointain
À la source de tes yeux
vivent les filets des pêcheurs d'eaux folles.
À la source de tes yeux
la mer tient sa promesse.
Je jette là
un cœur qui a vécu parmi les hommes,
jette bas mes vêtements et l'éclat d'un serment :
Plus noir dans le noir je suis plus nu.
Infidèle seulement je suis fidèle.
Je suis tu quand je suis je.
À la source de tes yeux
je suis emporté et je rêve de rapine.
Un filet a pêché un filet :
nous nous séparons enlacés.
À la source de tes yeux
un pendu étrangle sa corde.
Lob der Ferne
Im Quell deiner Augen
leben die Garne der Fischer der Irrsee.
Im Quell deiner Augen
hält das Meer sein Versprechen.
Hier werf ich,
ein Herz, das gewellt unter Menschen,
die Kleider von mir und den Glanz eines Schwures :
Schwärzer im Schwarz, bin ich nackter.
Abtrünnig esrt bin ich treu.
Ich bin du, wenn ich ich bin.
Im Quell deiner Augen
treib ich und träume von Raub.
Ein Garn fing ein Garn ein :
wir scheiden umschlungen.
Im Quell deiner Augen
erwürgt ein Gehenkter den Strang.
Paul Celan, Pavot et mémoire, traduction de Valérie
Briet, Christian Bourgois, 1987, p. 69 et 68.
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11/01/2014
Paul Celan, Poèmes, traduction de John E. Jackson
En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan
Psaume
Personne ne nous pétrira plus de terre et d'argile,
personne ne conjurera notre poudre.
Personne.
Loué sois-tu, Personne.
Par amour de toi nous
voulons fleurir.
Vers
Toi.
Un rien
étions-nous, sommes-nous, resterons-
nous, fleurissant :
la rose de Rien, la
rose de Personne.
Avec
le style clair d'âme,
l'étamine ciel-désert,
la corolle rouge
du mot-pourpre que nous chantions
par-dessus, ô par-dessus
l'épine.
Psalm
Niemand knetet uns wieder aus Erde und Lehm,
niemand bespricht unsern Staub.
Niemand.
Gelobt seist du, Niemand.
Dir zulieb wollen
wir blühn.
Dir
entgegen.
Ein Nichts
waren wir, sind wir, werden
wir bleiben, blühend :
die Nichts-, die
Niemandsrose
Mit
dem Griffel seelenhell,
dem Staubfaden himmelswüst,
der Krone rot
vom Purpurwort, das wir sangen
über, o über
dem Dorn.
Paul Celan, Poèmes, traduction de John E. Jackson,
éditions Unes, 1987, p. 37 et 36.
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10/01/2014
Paul Celan, Voix /Stimmen, traduction Martine Broda
En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan
Voix venues du chemin d'orties :
Viens à nous sur les mains.
Qui est seul avec la lampe,
pour y lire, n'a que sa main.
Stimmen vom Nesselweg her :
Komm auf den Händen zu uns.
Wer mit der Lampe allein ist,
hat nur die Hand, draus zu lessen.
Paul Celan, Voix /Stimmen, traduction
Martine Broda, Lettres de Casse,
1984, n. p.
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09/01/2014
Paul Celan, Partie de neige
En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan,
À ton ombre, à ton
ombre toute mal-sonnée aussi,
j'ai donné sa chance.
elle, elle aussi
je l'ai lapidée à coups de moi-même,
moi le droit-ombré, droit
sonné —
étoile à six branches
à laquelle tu as
adonné ton silence.
aujourd'hui
adonne ce silence où tu veux,
catapultant du sous-sacralisé par l'époque,
depuis longtemps, moi aussi, dans la rue,
je sors, pour n'accueillir aucun cœur,
jusque chez moi dans le pierreux-
multiple.
Deinem, aux deinem
fehldurchläuteten Schatten
gab ich die Chance.
ihn, auch ihn
besteinigt ich mit mir
Gradgeschattetern, Grad-
geläutetem — ein
Schsstern,
dem du dich hinschwiegst,
heute
schweig dich, wohin du magst,
Zeitunterheligtes schleudernd,
längst, auch ich, auf der Straße,
tret ich, kein Herz zu empfangen,
zu mir ins Steinig-Viele
hinaus.
Paul Celan, Partie de neige, édition bilingue,
traduit de l'allemand et annoté par Jean-Pierre
Lefebvre, Seuil, 2007, p. 51.
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08/01/2014
Paul Celan, Poèmes, traduction André du Bouchet
En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan
Parler, la grille
Œil-le-rond entre les ferrures.
Paupières, cillant,
qui rames amont,
élargis ce regard.
Iris, nageur, rogue et sans rêve :
le ciel, cœur gris, n'est pas loin.
Déclive, à ce bec du métal,
l'écharde charbonne.
Où la lumière tire,
tu devines l'âme.
(Si j'étais semblable à toi. Toi-même, à moi.
Ne sommes-nous pas debout
dans un même alizé ?
Nous sommes étrangers.)
Les dalles. Dessus,
entreserrées, l'une et l'autre
flaques gris-cœur :
deux fois
se taire plein la bouche.
*
Sprachgitter
Augenrund zwischen den Stäben
Flimmertier Lid
rudert nach oben,
gibt einen Blick frei.
Iris, Schwimmerin, traumlos und trüb :
der Himmel, herzgrau, muss nah sein.
Schräg, in der eisernen Tülle,
der blakende Span.
Am Lichtsinn
errätst du die Seele.
(Wär ich wie du. Wärst du wie ich.
Standen wir nicht
unter einem Passat ?
Wir sind Fremde.)
Die Fliesen. Darauf,
dicht beieinander, die beiden
herzgrauen Lachen
zwei
Mundwoll Schweigen.
Paul Celan, Poèmes, traduits par André du
Bouchet, Clivages, 1978, n. p.
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07/01/2014
Paul Celan, Enclos du temps, traduit par Martine Broda
En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan
Mon
âme inclinée vers toi
t'entend
orager,
dans le creux de ton cou mon étoile
apprend comme on sombre
et devient vraie,
des doigts, je la tire au dehors —
viens, entends-toi avec elle,
encore aujourd'hui.
Meine
dir zugewinkelte Seele
hört dich
gewittern,
in deiner Halsgrube lernt
mein Stern, wie man wegsackt
und wahr wird,
ich fingre ihn wieder heraus —
komm, besprich dich mit ihm,
noch heute.
Paul Celan, Enclos du temps, traduit par
Martine Broda, Clivages, 1985, n. p.
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